Le thon monte au Japon

Bloc de thon rouge à la criée de Tokyo

Pêche. Le pays capture et importe toujours plus de ce poisson malgré les quotas imposés.

Depuis l’aube, Tsukiji, le plus vaste marché au poisson du Japon, déploie ses étals de glace pilée. Ce lieu haut en couleurs et en odeurs, surnommé «la cuisine de Tokyo», vit chaque matin au rythme de ses enchères. Ici, jour après jour, toute l’année, transitent, sur 22 hectares, 800 000 tonnes de poisson issues de 450 espèces. Avant et après l’ o-shôgatsu (nouvel an), l’activité redouble. L’offre et la demande atteignent leurs pics. Les mareyeurs s’agitent sur leurs calculettes. Les vendeurs aiguisent leurs marges. Surtout chez ceux qui tirent leurs profits de la filière du thon rouge. Ce poisson est si prisé par les gourmets locaux raffolant de maguro (coeur du filet de thon) ou de toro (ventrèche de thon), que l’archipel en est le premier consommateur mondial et l’un des exploitants les plus actifs en Asie et Pacifique, devant l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Corée du Sud et Taiwan.

Enchères. Du côté de l’aile la plus animée du marché, depuis 5 h 10, sous la halle aux thons, la vente à la criée des thonidés géants, interrompue pour cause de nouvel an, a repris. Des dizaines de thons décongelés, queue coupée, numérotés et étiquetés, ont été serrés à terre. Ceux-là ont été attrapés par les thoniers nippons croisant durant la saison au large des côtes d’Oma, dans la préfecture d’Aomori, au nord de Honshu, la plus grande île de l’archipel.Une heure durant, acheteurs et intermédiaires s’affairent entre les palettes des thons les plus gras, véritable foie gras de la mer. L’inspection des carcasses est méticuleuse. A l’affût de la meilleure pièce, des acheteurs cisaillent tel thon et avalent un bout de chair, pendant que des commissaires-priseurs lancent les enchères, secondés par des enchérisseurs et grossistes qui, le doigt en l’air, font monter la pression comme à la Bourse. Les prix s’envolent. Les volumes sont adjugés. En tranches, le thon est chargé à bord de fourgons frigorifiés qui démarrent en trombe et filent livrer les centres de redistribution de Tokyo et du Kanto.A Tsukiji, un thon bien dodu entre 150 et 200 kilos part sans difficulté à 117 euros le kilo. Vendredi, un spécimen de 206 kilos a même atteint près de 27 000 euros. Le calcul est vite fait : derrière certains thons se cache un véritable magot. Et un business qui explique aisément le large dépassement des quotas de pêche. C’est ainsi qu’à Tsukiji, depuis peu, les prix du thon baissent. Non pas parce que la demande décroît. Mais parce que l’offre est surabondante. L’actuel et unique souci des mareyeurs de Tokyo consiste à écouler d’énormes stocks de thonidés. Des montagnes de bluefin (thon rouge) capturé au large de l’archipel ou de l’autre côté du globe finissent en sushis…

A Tsukiji, loi du profit oblige, on se fiche donc éperdument du risque de pêche excessive du thon ­ tous types confondus ­ brandi par certains Etats et dénoncé par les organisations écologistes.Comme l’affirme Sugizaki-san, un mareyeur de Tsukiji, «il y a vingt ans, le thon pêché le long des côtes du Japon suffisait. Plus aujourd’hui». L’archipel en importe donc aussi, en énormes quantités, d’Atlantique, de Méditerranée, du Pacifique. En quête de profits juteux, des fermes d’élevage italiennes, françaises, espagnoles, canadiennes ou encore croates expédient exclusivement au Japon leurs thonidés engraissés et gavés à l’extrême à la sardine et au maquereau.

Mais au Japon, même les importations ne suffisent plus. Du coup, loin de stagner, le volume de thons capturés dans les milles marins nippons a explosé, ces dernières années. Ainsi, entre 2003 et 2005, d’après l’Agence nippone des pêches (qui a rang de ministère), l’archipel a capturé au moins entre 6 000 et 7 000 tonnes de bluefin. Des chiffres mis en doute par la Commission de conservation du thon bluefin (CCSBT), basée à Canberra, en Australie, et dont le Japon est membre (1).

Sanctions. D’après ses calculs, les résultats seraient deux fois plus importants : le Japon aurait capturé «au moins 10 370 à 12 140 tonnes de thon entre 2003 et 2005, voire 16 190 tonnes». Des chiffres dépassant largement les quotas internationaux autorisés. Mise en cause, l’Agence nippone des pêches refuse de commenter ces chiffres. Et se contente de préciser que ses thoniers avaient pêché «1 800 tonnes de thon en trop» en 2005… Lors de la dernière réunion internationale de la CCSBT, en octobre, le ton est monté. Comme dans le dossier des baleines qu’il capture excessivement, ou encore dans celui des 22 000 dauphins qu’il massacre chaque automne le long de ses côtes, le Japon a été montré du doigt et sanctionné.

A compter de 2007, la Commission lui a ordonné de ne capturer «que» 3 000 tonnes de thon par an jusqu’en 2012. Pas sûr, pour autant, que les thoniers de l’archipel obtempèrent. Surtout, le Japon peut toujours se rabattre sur ses importations. A en croire les experts de la CCSBT, «près de 100 000 tonnes de thon bluefin southern [thon rouge du Sud, de France, du Canada] ont été attrapées hors des quotas et vendues au Japon entre 1996 et 2005».

Des chiffres, note le rapport, qui renforcent en tout cas «la suspicion» autour des prises réelles des navires de pêche nippons. C’est d’ailleurs pour mieux contrôler leurs mouvements, en particulier dans l’océan Pacifique du centre et de l’ouest, que les thoniers nippons devront désormais être équipés de GPS (système de positionnement par satellite). Le seul moyen, selon la CCSBT, de «garder l’oeil».

(1) www.ccsbt.org

 

 

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